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Musée et innovations numériques

vendredi 19 avril 2013

 

Innovations numériques / révolution au musée ?

Les technologies numériques modifient notre manière d’accéder à l’information, notre manière d’échanger, de nous déplacer, d’acheter, de créer. C’est pourquoi elles ont et elles auront certainement un impact considérable sur les musées mais pas forcément là où elles sont les plus attendues. Très souvent, elles sont considérées par les professionnels de musées du point de vue de la diffusion de contenu : elles devraient permettre de délivrer une information sous une forme plus variée, plus séduisante. On se situe alors dans l’ordre de l’efficacité et de la quantité : image haute définition, image en relief… Ou alors leur rôle est souvent réduit à des formes variées et déclinées de l’audioguide, de la borne interactive et du site web.

En restant sur le plan théorique, il est en effet difficile d’imaginer des usages et pratiques nouvelles : nous avons besoin de ressentir les choses avec notre corps, de nous y confronter pour pouvoir penser autrement. Il y a bien un effet d’horizon : tant qu’on n’a pas essayé un nouveau dispositif, tant qu’on n’est pas confronté à une expérience nouvelle, il nous est très difficile de nous projeter l’utilisant et de percevoir ce qu’il peut nous apporter. La démarche de Living Lab qu’Erasme a engagé auprès du Musée des Confluences en créant le Museolab vise bien à répondre à cet écueil en présentant des preuves de concepts tangibles qui seront rapidement confrontées à du public et feront appel à des méthodes de co-design.

Une des difficultés rencontrée pour tirer tout le potentiel des technologies numériques réside dans le fait qu’elles ont un impact considérable sur l’organisation des structures et sur les modèles économiques. Elles demandent alors aux acteurs concernés de prendre du recul sur leur propre cadre de travail pour accepter de le réinventer autrement. Suivant le type de musées, les œuvres et l’espace d’exposition peuvent avoir un statut extrêmement différent et les technologies auront parfois un rôle qui pourra être opposé.

Les musées de beaux-arts mettent naturellement l’œuvre au centre de l’expérience du visiteur et les technologies ne doivent qu’ajouter une autre dimension (cognitive, ludique…) sans dénaturer cette expérience première. Au contraire, les musées de sciences et de société utilisent les objets exposés au service d’un discours et la technologie, comme la scénographie, pourront avoir, si nécessaire, un rôle prépondérant dans ce discours sans que cela ne dénature le statut de l’œuvre exposée. Les musées de patrimoine et d’interprétation sont plutôt dans une posture intermédiaire, où l’on peut se permettre de modifier l’expérience de confrontation au patrimoine afin de le valoriser.

C’est pourquoi on ne trouve que peu de dispositifs scénographiques immersifs dans les musées de beaux-arts (sauf lorsque le dispositif est une œuvre d’art en soi) et que les audioguides sont moins développés dans les musées de sciences au profit de manips.

La mutation des technologies

Tournons-nous maintenant du côté des technologies afin d’observer leurs tendances et leur évolution. Ce sont, en effet, les nouveaux possibles offerts par elles qui détermineront le contexte des usages qui pourront être développés au musée. Il nous semble qu’une des grandes tendances actuelle des technologies numériques est de quitter la virtualité pour devenir de plus en plus tangibles et concrètes.

Les interfaces naturelles déferlent : le toucher remplace le clic, les gestes et le mouvement du corps sont utilisés en guise de manette. Leur propriété est d’être plus simples et plus rapidement intégrées par l’utilisateur qu’un périphérique relativement abstrait comme la souris. L’expérience montre que, pour certains publics peu familiers de l’informatique, l’utilisation d’une souris est loin d’être intuitive à cause de la distance entre le geste et sa métaphore à l’écran. Mais l’effet majeur de ces technologies est de donner une place nouvelle au corps, de permettre de nouvelles postures et une nouvelle emprise sur l’interaction numérique. En enlevant des efforts, en permettant d’utiliser des gestes intuitifs, une nouvelle appropriation est possible, plus immédiate, libératrice d’attention et générant une perception nouvelle.

Avec l’internet des objets (4) ce sont tous les objets nous entourant qui potentiellement pourront être interconnectés et prendre une autre dimension. On quitte le monde strict de l’image pour entrer dans celui du tangible. La robotique est une manifestation de cette rematérialisation du numérique : les robots sont de nouveaux terminaux Internet et permettent d’interagir avec l’espace physique d’une manière nouvelle. Mais il ne faut pas se refermer sur l’imaginaire qui entoure ces appareils et prendre en compte tous les objets qui pourront gagner à être connectés au réseau. Là encore, c’est notre manière d’interagir avec le numérique qui va être modifiée : au lieu d’être dans le face à face avec l’écran (un quasi visage) qui capte notre attention, nous pouvons déléguer des fonctions à d’autres parties de notre corps pour libérer notre attention : ergonomie qui est à l’œuvre, par exemple, dans le poste de conduite d’une voiture.

Une hybridation du réel et du numérique est en marche. Les technologies de visualisation qui, de plus en plus, rendent perceptibles ou intelligibles des données collectées vont se superposer au réel pour le commenter, l’augmenter, l’expliquer ou le détourner. C’est le fait de deux technologies particulièrement prometteuses pour les musées : la réalité augmentée (5) et le projection mapping (6). Dans les deux cas, il s’agit de surimposer une information numérique à la perception de notre environnement que ce soit par le truchement d’un appareil ou en projetant des images sur des objets ou bâtiments.

Le numérique s’empare des objets, de l’espace public, de l’espace éducatif et aussi, bien sûr, de l’espace personnel avec la multiplication des appareils connectés. Derrière le discours marketing pour directeur informatique de « l’informatique en nuage » (cloud computing) se cache un fait technologique plus simple mais porteur de nombreux possibles : tous ces appareils sont interconnectés et nos données sont accessibles en tout temps et depuis tout endroit. Il en découle une pervasivité des espaces : les sphères publiques, professionnelles, personnelles se croisent, voire se confondent. On craint l’envahissement à mesure que les possibles se multiplient. Néanmoins, on ne peut pas passer à côté du fait que nos concitoyens ont Internet dans leur poche quand ils arrivent au musée et que l’espace urbain est en passe, lui aussi, de devenir numérique et interactif.

Nous entrons dans une phase de généralisation et de massification des usages des technologies. La diffusion d’une culture et de pratiques numériques doit modifier notre manière de les intégrer. Par exemple, le fait qu’une partie des publics passent la majorité de son temps en ligne sur les réseaux sociaux nous invite à les rejoindre là où ils sont et à nous adapter à leurs pratiques plutôt qu’à les contraindre à entrer dans le cadre de nos sites institutionnels. La contrepartie de cette massification des usages est la banalisation des outils : alors qu’ils sont souvent utilisés comme symbole de modernité, ils seront très rapidement passés de mode, voire désuets.

Quels impacts les musées peuvent attendre de ces nouveaux possibles offerts par les technologies ?

Plaçons-nous tout d’abord du point de vue du visiteur. Celui-ci vit dans une société de l’information où l’accès aux contenus est surabondant et où il est saturé de messages. Sa visite au musée devra se différencier nettement de l’offre dont il dispose par ailleurs. Il sera à la recherche en premier d’une expérience vécue dans un espace particulier, face à des objets tangibles. On devra rechercher la simplicité, le dépouillement et le non empilement des médias. Les technologies qui impliquent le corps, si elles sont cohérentes, profondément, avec le sens que l’on souhaite transmettre, pourraient contribuer à offrir une expérience unique et participer à l’enchantement du visiteur.

L‘aspect relationnel sera très important et le rôle du médiateur amplifié. Le musée peut être un lieu de contemplation mais c’est aussi un lieu public et de rencontres humaines. Les interfaces multi utilisateurs offrent, de ce point de vue, une véritable nouveauté et peuvent être à l’origine de scénarios favorisant l’échange, la construction de savoir commun ou des occasions ludiques de confronter des points de vues en présence ou non d’un médiateur.

Le numérique nous a habitué par l’ordinateur individuel, les bornes interactives et les audioguides à une expérience interactive individuelle, pourtant notre environnement analogique est naturellement multi-utilisateurs et « multitouch » (7) . En se numérisant, l’espace muséographique va bénéficier des propriétés d’adaptation propres au numérique.

Evolutivité

Avec la multiplication des expositions temporaires et la programmation culturelle, les musées ont intégré la nécessité de proposer à leurs publics une offre évolutive. Celle-ci va encore atteindre une granularité plus fine dans un avenir proche. En effet, aujourd’hui lorsqu’une exposition ouvre au public, elle est terminée dans sa conception et son contenu. Elle est figée et n’évoluera plus avant la fin de l’exposition (à quelques exceptions près comme les œuvres d’art contemporain évolutives). Demain, lorsque l’espace d’exposition sera en partie numérisé, on peut penser que l’exposition ne cessera d’évoluer au contact du public et sous l’action des médiateurs et des chargés d’exposition.

Par analogie, on peut se reporter au rapport entre le quotidien imprimé (qui n’évolue plus dans la journée) et le site web d’un journal qui lui ne va cesser d’intégrer de nouvelles actualités, analyses de dépêches, les commentaires de lecteurs et l’activité des réseaux sociaux. Pour quelle raison devrait-on considérer l’exposition comme une œuvre figée (comme le livre ou le film) plutôt qu’une œuvre vivante (suivant les modèles du spectacle vivant), alors qu’elle dispose d’un public actif et de médiateurs ? L’enjeu ne sera pas tant la question du traitement de l’actualité et de l’instantanéité, comme c’est le cas pour la presse, que la prise en compte des retours de la médiation et du public avec toute sa diversité de sensibilités et de pratiques.

Nous en avons connu les prémisses lorsqu’en donnant la main aux médiateurs du Musée des Confluences sur l’ensemble des contenus numériques de l’atelier « objets en transit », nous avons constaté que tout au long de l’expérience ils n’ont cessé de faire évoluer les textes ou les médias pour les rendre plus compréhensibles et cohérents. Cette évolutivité de l’exposition sera absolument capitale pour des expositions « permanentes » traitant de sujets en prise avec leur époque, comme les sciences ou les technologies.

Dès lors que l’espace d’exposition et les contenus sont sous forme numérique (y compris le texte), ils deviennent adaptables et donc un formidable support pour toutes les formes de médiation. Le champ des possibles est tel que seule la sensibilité du médiateur, en prise avec le public et le moment présent, pourra en tirer un usage utile et subtil qui ne se perde pas dans la confusion.

Sensibilité

En ayant recours à différentes technologies (lien avec le téléphone portable, analyse d’image ou carte RFID (8), l’espace muséographique accédera à une certaine forme de « perception » de ses visiteurs. Il sera possible de proposer un contenu et une expérience muséographique différente pour un amateur éclairé, une visite en famille ou une visite de groupe sans être obligé d’enfermer le visiteur dans une visite individuelle sur un terminal mobile. Les technologies de la personnalisation semblent prometteuses et pourtant elles s’opposent en partie à l’expérience collective et partagée. C’est pourquoi on verra probablement émerger d’autres utilisations des technologies issues de l’informatique ambiante.

Plutôt que de proposer des contenus adaptés au profil du visiteur, il semble plus prometteur de proposer des types de parcours différents. Lors d’un dispositif testé avec le service des publics du Musée des Confluences à la Fête de la science 2009, nous avons ainsi pu proposer deux modalités différentes de visite d’un espace d’exposition : visite par exploration personnelle ou jeu de piste. Les contenus dans les cartels changeaient en fonction du type de visite choisie au départ et per- mettaient une scénarisation plus forte pour certaines tranches d’âge et une visite plus libre pour d’autres.

Ces technologies pourront aussi aider le musée à mieux connaître ses publics, leurs parcours et, pourquoi pas, proposer une signalétique dynamique, s’adaptant en temps réel à la charge du musée. Enfin, ces solutions pourront être mises au service de l’accessibilité à tous les publics.

Pervasivité

Selon une étude Médiamétrie datant de janvier 2011 (9), quinze millions d’internautes français utilisent Internet sur leur téléphone mobile. Ces « mobinautes » représentent une part de plus en plus importante des visiteurs. Les musées ne peuvent pas ignorer ce fait et doivent en tenir compte. Il y a, certes, un effet de mode et un jeu de communication autour de la multiplication des applications sur Iphone des musées. Néanmoins, la disponibilité de contenus et de parcours du musée sur les équipements personnels du visiteur simplifient les problèmes de logistique, de maintenance et ouvre à une meilleure appropriation.

Dans le cas d’une scénographie numérique, il faut considérer le mobile du visiteur non pas comme l’écran à tout faire dans lequel il devrait consulter les contenus du musée, mais comme son interface personnelle pour interagir avec le musée. Il va donc falloir ouvrir le système d’information du musée pour qu’il puisse offrir une certaine continuité entre l’appareil mobile personnel du visiteur, les dispositifs muséographiques et de médiation, le site web du musée… Le site web pourra rendre compte de ce qui se vit à l’intérieur du musée et réciproquement l’espace muséographique pourra rendre visible la vie du musée sur Internet et les réseaux sociaux.

Cette continuité pourra aussi s’étendre à la ville numérisée (10) : celle-ci va de plus en plus devenir un terrain de jeu et d’échanges numériques publics. Les musées devront fonctionner en connexion avec cet environnement proche et rendre visible leur rôle de pôle culturel et éducatif. Le musée débordera sur la ville et celle-ci interagira avec lui.

Auparavant, des fonctionnalités plus évidentes se généraliseront : avec ses appareils personnels, le visiteur pourra acheter son billet et gérer son accès, marquer les contenus qui lui plaisent pour les retrouver chez lui en ligne, bénéficier de contenus enrichis, échanger, contribuer, converser avec le musée, avec son public, avec ses amis.

Souvent, les musées cherchent à impliquer le visiteur en lui permettant d’exprimer son point de vue et de l’exprimer. On retrouve cela « du livre d’or » aux interactifs participatifs. Or il est délicat de prendre la parole publiquement car on ne sait pas à qui on s’adresse, quelle est son audience, ses attentes et comment on se positionne vis-à-vis d’elle. C’est tout autre chose au sein des réseaux sociaux : là, on dispose d’une identité numérique qui s’exprime d’une manière adaptée (dans l’idéal du moins) au réseau de personnes avec qui on est en lien.

Les musées gagneront donc à donner la parole aux visiteurs dans leurs cercles sociaux numériques. Nous voyons une première concrétisation de cela avec la possibilité de marquer des objets d’un « J’aime » à la façon de facebook. Cela reste encore rudimentaire et d’une valeur d’usage limitée, mais cette piste se développera certainement tout comme, dans d’autres domaines, la télévision sociale et la lecture en réseau.

Dans tous les cas, les musées doivent intégrer comme une contrainte externe et une opportunité la généralisation de la culture numérique. Celle-ci se développe avec ou sans les structures culturelles. Il y a donc un véritable enjeu à centrer l’attention de l’institution sur les publics, ses attentes et ses pratiques, pour aller le rejoindre et inventer de nouvelles dynamiques. Les musées (11) qui, aujourd’hui, explorent toutes les possibilités offertes par les réseaux sociaux sont entrés dans cette démarche : aller rejoindre les publics là où ceux-ci sont présents et actifs.

Du point de vue interne

Nous venons de parcourir quelques grandes pistes d’évolution dans l’offre du musée pour le visiteur. Pourtant l’impact et les enjeux les plus importants relèvent plutôt de l’usage interne que fera le musée de ces outils.

Déjà, de manière assez naturelle et en lien avec leurs prestataires, les musées ont perçu tout le potentiel de productivité qu’offre le numérique. La production des expositions utilise largement les supports numériques et les échanges en ligne. Par contre, on observe encore principalement le recours à une informatique structurée en domaines d’application déconnectés les uns des autres (informatique en silos).

Quel musée archive de manière cohérente sur tous ses métiers l’ensemble de ses productions et est capable de réutiliser le contenu d’un cartel ou le fragment d’un audiovisuel quelques années plus tard pour un support différent ? Comment sont archivés numériquement les évènements liés à la programmation culturelle ? Les cessions de droits et les formats sont-ils bien pensés pour un usage ultérieur sur les multiples supports qui seront inventés ?

Les outils de production interne du musée doivent de plus en plus fonctionner en lien avec ceux des prestataires et des partenaires. Cela demande à penser un système d’information qui non seulement résolve les problèmes internes mais puisse aussi être interopérable avec des plateformes extérieures. Ainsi, à l’heure de la généralisation des environnements numériques de travail dans l’éducation, les musées ne peuvent plus se contenter d’une rubrique éducative sur leur propre site web mais doivent pouvoir interagir directement sur les espaces de travail des élèves.

La production de contenus et de dispositifs numériques est aussi un nouveau défi pour les musées. Sortant de la linéarité de la production audiovisuelle ou textuelle traditionnelle, il faut intégrer des notions nouvelles, moins maîtrisées et parfois assez floues de design d’interaction, design de jeu, de storytelling et de transmedia (12)… Les productions se font sur des temps plus courts, demandent des compétences plus pointues et plus variées, par contre elles peuvent être itératives et intégrer de nouvelles manières de travailler.

Les nouvelles interactions proposées par les interfaces naturelles sont séduisantes mais il est très difficile de deviner comment les publics vont réagiret comprendre ce qu’il leur est proposé. Comme il s’agit d’intégrer des gestes les plus intuitifs possibles, il n’y a pas d’autre solution que de confronter les concepteurs au dispositif en cours de réalisation pour faire évoluer le cahier des charges. Des démarches de programmation agile et de co-conception vont demander des rencontres entre différents métiers, voire les publics eux-mêmes, dès le stade de conception.

En réponse à cette complexité de réalisation, le numérique offre une plasticité importante. Il sera ensuite possible de réutiliser sous de nombreuses formes ce qui a été développé une fois. Cela demande d’intégrer des contraintes d’ouverture dans le cahier des charges et d’avoir une certaine forme d’esprit ouverte au détournement et à la transposition.

Ces nouvelles formes de production vont demander de nouveaux modes de travail avec les prestataires et doivent être pris en compte dans les logiques de marchés publics qui ont des difficultés à intégrer ces logiques floues. Le management des équipes internes, l’intégration de compétences nouvelles internes ou externes, la gestion transversale et interdisciplinaire des productions sera un défi pour les musées les plus gros et les plus structurés.

Les propriétés de pervasivité du numérique apportent aussi des opportunités en interne dans le pilotage du musée. On dispose, là, d’une voie de retour qui favorise la perception des attentes et pratiques des publics. Avec simplement quatre points d’échantillonnage dans l’exposition « Ni vu ni connu » (13), nous avions, par exemple, appris que les durées de visites d’une exposition étaient liées au jour de la semaine avec des différences significatives.

Mais, même sans avoir recours à des technologies sophistiquées de comptage, on peut se demander pourquoi les statistiques des sites web et des réseaux sociaux ne sont pas utilisées pour anticiper l’affluence des publics dans une exposition. Cela implique de décloisonner ce qui trop souvent relève de la communication (le webmaster) et de créer un lien avec l’évaluation, voire la programmation.

Avec ce dernier exemple, on voit que, par sa transversalité, le numérique tend à brouiller les frontières. Il pose de sérieux défis à la structuration interne des musées. La logique qui consiste à séparer la production d’un contenu savant de sa médiation et des échanges avec les publics est battue en brèche. De notre point de vue, la médiation qui n’a cessé de prendre de l’importance dans les dernières évolutions du musée va continuer de connaitre un rôle de plus en plus central et devra être associée le plus en amont possible dans la conception même des expositions et sera ensuite légitime pour faire vivre l’exposition dans sa confrontation au public.

Le public lui-même pourra être associé dans des dynamiques de co-construction. Les services d’évaluation auront un rôle qui ne sera pas positionné systématiquement sur l’aval des projets mais tout au long de ceux-ci, ils pourront donner des éléments qui permettront de piloter les projets et de les faire évoluer au cours de leur vie. Cela peut sembler une vieille utopie de vouloir associer activement des publics à la conception de l’exposition, mais remarquons, dans un domaine connexe de collecte et diffusion de la connaissance, le choc que représente le phénomène Wikipédia pour les éditeurs d’encyclopédie.

Le poids qu’a pris un tel projet participatif était proprement inimaginable il y a dix ans. Pourtant on aurait tort de croire que Wikipédia n’est que l’émergence spontanée d’une communauté de passionnés. C’est d’abord un système très intelligent qui a été pensé, organisé et qui nécessite beaucoup de suivi pour lui permettre de produire un contenu de qualité et de rendre visible les controverses du savoir. Cela ouvre des perspectives quand au rôle nouveau et délicat des musées en vue de réussir à transformer l’idée de participation croissante des publics en un système générant véritablement de la valeur et du sens.

Le numérique au musée ne doit pas être restreint à la question des « dispositifs » dans les expositions ou de l’audioguide mais bien positionné comme moyen de porter une vision du musée, de créer une dynamique de changement des organisations et d’intégrer la question des publics au cœur du management de l’institution.

Dans les enjeux précédemment cités, nous retrouvons des tendances de fond portées par le numérique, par exemple, l’ouverture des données publiques, fort à la mode actuellement, qui est une étape nouvelle après la publication de contenus sous licences libres. Il s’agit d’ouvrir non seulement son contenu éditorial mais la source même de ses données pour que des tiers puissent se les approprier et les valoriser sous des formes qui échappent au producteur de données. De même, tout ce que nous avons évoqué sur la participation accrue des publics fait écho à la montée en puissance du « Faites le vous même » (DIY : Do it yourself) et du souci de plus en plus affirmé de passer du statut de consommateur à celui d’acteur, producteur de savoirs et d’échanges.

Toutes ces évolutions possibles impliquent, pour l’institution culturelle, un lâcher prise à beaucoup de niveaux : des modèles économiques se déplacent, des nouveaux métiers apparaissent (animateurs de communauté, artisans numériques…), les rapports de pouvoir internes se portent sur la question numérique, des pressions extérieures apparaissent pour suivre les modes et tendances technologiques…

Cela demande d’aborder ces questions avec une véritable lucidité. Il n’y a pas de fatalité technologique : certains choisiront en toute légitimité d’offrir au public un musée garanti sans technologies, revendiquant le droit à la déconnexion, un refuge dans une société hyperconnectée… Néanmoins, ces choix doivent être réfléchis et conçus en parfaite connaissance de cause, et non pas fondés sur une ignorance ou la défense d’une posture ancienne et menacée.

Avec le temps, le fourmillement des possibles offerts par la convergence des technologies finira par se clarifier. Des usages vont émerger et se banaliser, d’autres pistes s’éteindront d’elles-mêmes. Des archétypes apparaîtront pour l’écriture et la conception d’expositions numériques avec des réussites et des déceptions. Il suffit d’observer l’évolution d’autres domaines plus avancés dans leur intégration du numérique : les promesses de l’écriture hypertextuelle n’ont pas eu les débouchés espérés, par contre le jeu électronique a vu émerger une écriture extrêmement codifiée et une véritable typologie de scénariis.

Ce même chantier est maintenant ouvert aux musées.

Yves-Armel Martin

Notes

1) Un Living Lab est un environnement de test et d’expérimentation grandeur nature où des utilisateurs et des producteurs co-créent des innovations. La commission européenne caractérise les Living Labs comme des partenariats publics-privés pour l’innovation ouverte et participative.

2) Erasme est le centre d’innovations numériques du Département du Rhône.
Le Muséolab est un espace de veille, de démonstration et de prototypage de technologies numériques pour les musées.

3) L’Internet des objets désigne les technologies permettant d’étendre l’Internet à l’ensemble des objets par le biais de puces rfid, de codes barres ou de technologies électroniques. Voir le hors série n°6 de la revue Musiques et Cultures Digitales sur l’Internet des Objets.

4) La réalité augmentée consiste à superposer de l’information numérique à la réalité, le plus souvent par le truchement d’une application utilisant la caméra d’un téléphone portable.

5) Le projection mapping consiste à projeter des informations sur un objet à l’aide d’un vidéoprojecteur.

6) Multitouch : interface tactile permettant d’utiliser plusieurs doigts à la fois pour interagir.

7) RFID : Radio Frequency Identification – les RFID sont des puces contenant des informations en quantité limitée et pouvant être lues à une distance de quelques centimètres lorsqu’on les interroge avec un lecteur de RFID. Certains constructeurs de téléphones mobiles ont commencé à proposer des appareils intégrant un lecteur de RFID. Certaines de ces puces sont également inscriptibles, d’autres sont dites actives dans le sens où elles émettent des informations sans qu’un lecteur ne les interroge explicitement

8) Étude Médiamétrie publiée en janvier 2011 : L’audience de l’Internet mobile en France Résultats du 4e trimestre 2010.

9) Voir à ce sujet les travaux de la Fing sur la ville 2.0 fing.org

10) Au sujet de l’utilisation des réseaux sociaux par les musées voir en particulier les réalisations du Muséum de Toulouse et les publications sur slideshare.net de Samuel Bausson (Muséum de Toulouse) et de Diane Dubray (Buzzeum)

11) Le transmedia storytelling est une démarche venant du marketing visant à diffuser un propos sous la forme d’une histoire déclinée sur de multiples supports, en tirant parti des propriétés de chacun des supports afin de donner différents points d’entrée au public.
« Ni vu ni connu », une scénographie du camouflage / Martine Millet et Christian Sermet in La lettre de l’OCIM, n° 113 (2007).

Références

  • Candito (N.) et Forest (F.) « Les visiteurs face à la technologie RFID » in La lettre de l’OCIM, n° 113, 2007.
  • Jambon (F.), Mandran (N.) et Perrot (C.) « La RFID au service de l’analyse du parcours muséal des visiteurs » in La lettre de l’OCIM, n° 113, 2007.
  • Forest (F.), Candito (N.) et Shimells (E.) « L’introduction des R.F.I.D. dans les musées, expérimentation de l’intelligence ambiante dans les dispositifs de médiation » in Les Cahiers du Musée des Confluences, volume 2 : l’expérimentation, décembre 2008.
  • Topalian (R.) et Le Marec (J.) « Visite+ : innover dans l’interactivité » in La lettre de l’OCIM, n°118, juillet-août, 2008.
  • Martin (Y.-A.) « Le numérique au Musée des Confluences » in Société des musées québécois, Musées, vol.26, 2007.
  • Villes 2.0 La Recherche Urbaine à l’heure de la ville 2.0, étude de la Fondation Internet nouvelle génération. Fing.org

>> Article publié initialement dans »Les Cahiers du Musée des Confluences« , n° 7 Innovation, Juillet 2011, Revue Thématique Sciences et Sociétés du Musée des Confluences, Issn : 1966-6845″

Documents :

par Yves-Armel Martin